13
Après une ultime mise au point avec Pachenouro concernant les fournitures et les rations nécessaires pour le lendemain, Bak franchit rapidement le portail, soucieux de repartir avant la nuit. Il n’avait nul désir de naviguer sur ces eaux peu sûres dans la lumière mourante du crépuscule. Quant à tenter de rentrer dans l’obscurité, cela aurait relevé du suicide.
Il s’arrêta net en haut du sentier. Son embarcation avait disparu ! Elle n’était plus amarrée au piquet où il l’avait laissée. Il scruta le fleuve en amont, pensant qu’on la lui avait empruntée. Mais il ne vit que la barge de ravitaillement, qui contournait la pointe sud de la grande île vers Iken. Par ailleurs, le chenal était désert. Il se tourna vers l’aval. Alors il vit l’esquif, presque à mi-chemin entre l’appontement et les rapides. La barque vide dansait sur les flots, la proue vers l’amont, la poupe heurtant la rive rocailleuse. L’amarre coincée sous un obstacle submergé la retenait telle une ancre, mais vu la violence du courant, elle ne tarderait pas à se dégager.
Bak dévala le sentier en pestant tout bas. Comment ce maudit rafiot s’était-il détaché ? Au risque de se tordre la cheville, il longea en courant la berge vers le nord, foulant les maigres broussailles et les pierres inégales, les racines d’arbres baignées par les eaux en crue. Un moineau voletait de branche en branche, son pépiement couvert par le grondement des rapides. Bak arriva à hauteur de l’esquif et, refusant de songer aux rocs effilés, hérissés de vieilles pointes de lance, il pénétra dans le fleuve jusqu’à la cheville et se pencha vers la coque. L’arrière se déroba sous ses doigts, écarté par un caprice du courant ou par la perversité des dieux.
Bak avança encore d’un pas, s’enfonçant cette fois jusqu’aux genoux. Entraîné par le courant, il sentit un froid glacial et une pression insistante sur ses cuisses. Il tendit la main vers la barque, qui s’éloigna encore de deux bonnes coudées avant de s’immobiliser brusquement. Son ancre glissait sur le fond – probablement un rocher. Bak n’avait pas de temps à perdre. La corde pouvait rompre à tout moment ; alors la barque serait emportée dans les tourbillons.
Pourtant, il hésita. Il se rappela les jeunes garçons qu’il avait vus émerger des rapides, ce matin-là, et il regretta de ne pas disposer d’une de leurs outres afin de mieux flotter. Chassant ces pensées stériles de son cœur, il serra les dents et plongea en imprimant une poussée vigoureuse de ses pieds. Le courant et son élan l’entraînèrent en même temps vers la barque. Il agrippa la proue. Sous ce poids supplémentaire, l’amarre se libéra et le bateau se mit à tournoyer à une vitesse vertigineuse vers les eaux turbulentes, balayant tout vague espoir de grimper à bord. Mû par un sentiment d’urgence, Bak attrapa la corde et, de toutes ses forces, il nagea vers la berge. L’esquif paraissait vivant, comme s’il tentait de lui échapper, mais le policier était un nageur expérimenté et la distance était courte.
Il parvint devant les arbres, trouva le fond sous ses pieds et se leva. Il avait été entraîné si près des rapides qu’il sentait les embruns portés par la brise du nord. Il regagna la terre ferme en titubant, les genoux tremblants d’avoir fourni un pareil effort, subi une si grande tension nerveuse. Tel un poulain rétif, le bateau résistait et regimbait derrière lui. En s’essuyant le visage, Bak tira la barque tout contre la rive, où le courant n’était pas aussi violent, et s’assit sur un affleurement rocheux. Il avait besoin de reprendre haleine et voulait offrir ses remerciements à Amon, qui lui avait permis d’atteindre la terre ferme en sûreté, avec le bateau.
Un cri assourdi lui parvint :
— Lieutenant !
Bak regarda par-dessus son épaule, certain, pourtant, d’être le jouet d’une illusion. Mais, derrière lui, Pachenouro descendait la pente escarpée. Trois autres hommes, dont un portait une corde enroulée sur son épaule, couraient après le Medjai à travers les broussailles accrochées à la déclivité, au pied du fort. Une équipe de secours.
— Tout va bien, chef ?
— Comment avez-vous su… ?
Alors même qu’il posait la question, son regard remonta jusqu’en haut de la muraille, à une hauteur vertigineuse, et s’arrêta sur l’angle éboulé où travaillaient la plupart des hommes. Une bonne moitié de l’équipe, perchée sur l’échafaudage et le parapet, hurlait et applaudissait sans qu’aucun son ne puisse l’atteindre. Bak ne put s’empêcher de rire. Il s’était trop concentré sur le sauvetage de la barque pour remarquer qu’il avait un public.
D’un signe, Pachenouro leur intima de retourner à leur besogne.
— Nous voulions te prêter main-forte, chef, mais tu nous as pris de vitesse.
La résistance de l’amarre dans sa paume rappela à Bak que sa tâche n’était pas encore terminée. La brise sur ses épaules mouillées le pressait de ne pas s’attarder ; la nuit serait bientôt sur eux.
Il se hâta de remercier tous ceux qui s’étaient portés à son aide, puis ajouta :
— Je suis trop près des rapides pour essayer de hisser la voile. J’aurais besoin de cet homme – il désigna du menton le soldat au cordage roulé, un grand lancier maigre répondant au nom de Ouser – pour remonter avec moi la barque à contre-courant jusqu’à l’appontement. Vous autres, vous pouvez retourner à vos occupations. Votre présence sera plus utile là-haut.
Pachenouro et ses compagnons partirent rapidement. Ouser attacha sa corde au bateau et avança dans le fleuve jusqu’aux genoux. Bak et lui halèrent la barque. Ils avançaient avec prudence et sondaient les profondeurs pour détecter des écueils, des racines ou des trous. Ils trébuchaient, glissaient, et Ouser serait tombé la tête la première si Bak ne l’avait pas retenu. La barque rasait le sommet des joncs immergés. Un serpent les dépassa en ondulant. Un couple d’oies brunes volait à fleur d’eau.
Combien de fois Bak avait-il regardé la corde dans sa main ? Il n’aurait su le dire. Soudain, il s’immobilisa pour lui accorder toute son attention. L’extrémité était nette, et non effilochée comme ç’aurait été le cas si elle avait rompu à cause de l’usure. Le frisson qui parcourut la colonne vertébrale du policier n’avait rien à voir avec le fait qu’il était trempé des pieds jusqu’à la tête. On avait tranché la corde pour libérer l’esquif. Dans quel dessein, Bak ne pouvait l’imaginer. Afin de le bloquer sur l’île ? À moins que le plan ait raté… Le couteau, trop bien affûté, avait-il plus entamé les fibres qu’on en avait eu l’intention ? Voulait-on qu’il monte à bord avant que la corde cède, afin qu’il soit emporté vers les rapides mortels ?
Il reprit sa marche sans rien dire à son compagnon. Il ne voyait pas l’utilité d’instiller la peur dans l’esprit de Ouser, et, par voie de conséquence, dans toute l’équipe de Pachenouro. Il ne voulait pas non plus que la rumeur qu’on cherchait à l’éliminer se répande de tous côtés. D’abord, pensa-t-il, on lui avait donné un avertissement : les jets de pierre à la fronde. Ensuite était venue une tentative indéniable de mettre fin à sa vie : le serpent dans son lit. Et maintenant, ceci. Le meurtrier de Pouemrê avait parcouru bien du chemin depuis trois jours.
Sur l’appontement, Bak remarqua une courte longueur de corde pendant du piquet où il avait amarré l’esquif. Il remercia Ouser et le renvoya, puis dénoua le cordage de chanvre et le jeta dans le bateau. Avant d’embarquer, il vérifia entièrement les parois, cherchant des traces de sabotage. Il s’aperçut que la drisse était bloquée dans la poulie, en haut du mât, rendant la voile impossible à manœuvrer tant que le nœud n’était pas défait. La corde avait pu s’emmêler, mais Bak était devenu trop méfiant pour croire à un hasard. Ne décelant pas d’autre anomalie, il quitta la jetée, leva la voile et commença son voyage de retour vers Iken, tous ses sens en alerte. Ce fut seulement quand il eut dépassé le sud de la grande île qu’il se détendit un peu. Il examina alors le fragment de corde qu’il avait jeté à bord. Comme il s’y attendait, la coupe était franche, hormis une touffe de fibres évoquant de manière saugrenue des moustaches de chat.
Il ajusta la voile qui s’enfla dans l’air, et s’installa près du gouvernail pour réfléchir. L’esquif était encore en place pendant le déchargement de l’avant-dernier navire de ravitaillement. Il se souvenait de l’avoir vu en bas. Personne n’avait pu couper le cordage à ce moment-là. L’appontement ressemblait à une fourmilière, avec des douzaines d’hommes sur le pont et sur le sentier montant vers le fort. Le dernier bateau de ravitaillement pour la journée avait jeté l’ancre en amont, attendant de s’amarrer plus près du chemin. On avait sûrement coupé la corde alors que le premier navire s’éloignait et que le second manœuvrait pour prendre sa place. Les deux équipages concentrés sur leur tâche étaient moins susceptibles de remarquer une telle intervention.
Quant à l’auteur de cette manigance, seul un des suspects se trouvait sur l’île : Senou.
Non. C’était trop évident. Senou aurait manqué de finesse en se trahissant de la sorte. Ou avait-il agi délibérément, dans l’espoir que le lieutenant soupçonnerait alors n’importe qui, sauf lui ?
Tandis que Bak pilotait la barque vers les eaux calmes entre les deux quais, Rê adressa un dernier au revoir au monde des vivants et sombra dans l’au-delà pour les douze heures de la nuit. Des sillons rouges et orange éclairèrent le ciel, approfondissant l’ombre de l’escarpement qui enveloppait la ville basse. Leur éclat embrasa les vaisseaux amarrés au port, cuivra la coque en cèdre d’un mince navire de plaisance et anima les peintures vives de trois barges de transport.
Malgré le miroitement doré de la surface des eaux, Bak repéra une silhouette sombre nageant au bout du quai. Un bras s’éleva et lui fit signe. Il rendit la politesse, bien que n’ayant aucune idée de l’identité du nageur. Il aperçut une place libre entre la barque d’Inyotef et une nacelle de pêcheur et manœuvra pour amener sa propre embarcation à quai.
Le temps que le bateau soit en sûreté pour la nuit, le soleil s’était couché et le ciel gris s’éclairait d’un pâle croissant de lune au milieu de faibles points de lumière. Bak espérait que Kasaya aurait songé à emporter chez eux des victuailles préparées dans les cuisines de Kenamon. Le jeune Medjai montrait de piètres talents culinaires ; le plus simple ragoût dépassait ses compétences. Après cette journée harassante, Bak n’avait pas envie de cuisiner ni de chercher quelque chose à manger, pourtant il aspirait à un repas aussi copieux que somptueux.
La tête d’Inyotef jaillit de l’onde entre les navires.
— Ta journée a été longue, Bak ! Ne t’ai-je pas vu à l’aube quitter le port avec Houy ?
— Ainsi, c’est toi qui m’as salué au milieu des flots, en me donnant à croire que des bras avaient poussé à Hapy ? répondit Bak en souriant.
Inyotef éclata de rire.
— Tu naviguais comme si tu étais né dans ces eaux. C’était une joie de te regarder.
— Venant de toi, quel compliment ! répondit Bak, qui s’agenouilla et lui offrit sa main. Es-tu prêt à sortir ? J’ai chez moi de la bière et, avec de la chance, il y aura également de quoi manger.
Inyotef se rapprocha du quai à la nage et accepta la main tendue.
— Des questions aussi, je suppose ? D’après Ouaser, j’arrive en bonne place sur ta liste de suspects.
Bak le hissa sur l’appontement. Inyotef était plus lourd qu’il n’y paraissait, et tout en muscles. En se relevant, Bak se demanda si le pilote aurait pu nager jusqu’à l’île et couper l’amarre. La distance n’était pas impossible à franchir, la grande île permettant une pause à mi-distance. Un bon nageur, doté d’une solide connaissance du fleuve, devait être capable d’utiliser les courants à son avantage.
Mais non ! La culpabilité afflua dans le cœur de Bak. L’idée était absurde ! Inyotef, avec sa jambe invalide…
— Je soupçonne tout le monde, admit Bak en souriant, avant d’ajouter en manière de plaisanterie : Mais certains plus que d’autres.
Inyotef l’observa dans la pénombre et laissa échapper un étrange petit rire.
— Je n’ai rien fait dont j’aie à rougir. Interroge-moi comme bon te semblera.
— Je me sens mieux !
Un sourire satisfait aux lèvres, Bak reposa son bol vide sur le toit et prit une nouvelle cruche de bière. Il brisa le bouchon de terre séchée, remplit sa coupe et goûta le breuvage avec prudence. La bière vendue à Iken pouvant aussi bien être brassée par des gens de l’extrême Sud que par des habitants du Nord, la qualité variait du tout au tout d’une jarre à l’autre.
— Un festin digne d’Hatchepsout elle-même ! le complimenta Inyotef en rongeant avec appétit un os épais. Je n’ai pas souvent l’occasion de savourer une cuisse de bœuf aussi tendre.
— Nous devons remercier Amon. Ce bouvillon était probablement une offrande que les prêtres et mes Medjai se sont partagée ce soir, après le repas du dieu.
Kasaya était resté introuvable à leur retour, toutefois ils avaient découvert sur trois tabourets empilés un panier débordant de mets raffinés. Le placer en hauteur était une sage précaution. Une souris furetait autour des pieds tronqués, cherchant un moyen de l’atteindre.
Ils avaient monté leur repas sur le toit et regardaient la nuit tomber tout en se sustentant. Les étoiles étaient des points scintillant dans un ciel d’obsidienne. L’air rafraîchi par la brise du nord glaçait la sueur de Bak sur sa poitrine et hérissait les poils de ses bras. Les hurlements d’un chacal, au loin, soulevèrent un chœur d’aboiements et de miaulements. De temps en temps, Bak distinguait la course précipitée de minuscules pattes griffues – des rats attendant, tapis dans l’ombre, de rafler un bout de nourriture. Le suave effluve d’un bois odoriférant, de la cannelle peut-être, souvenir d’une offrande au dieu, montait du panier et rivalisait avec les dernières odeurs de la cité : fumier animal, huile de friture, nourriture et sueur.
— J’ai cru comprendre que tu as jadis combattu à Kouch, et que tu t’es vu décerner l’or de la vaillance, dit Bak, donnant à la conversation un tour qui faciliterait ses questions.
— C’était il y a longtemps ! acquiesça Inyotef en souriant. Aux jours insouciants de ma jeunesse, quand la vie importait plus que tout et semblait devoir durer éternellement.
Bak se souvint avoir entendu une réflexion similaire de la part de Houy, à moins que ce ne fût de Senou ?
— La plupart des hommes vantent haut et fort leurs actes de bravoure, poursuivit-il avec un sourire aussi affable que celui du pilote, pourtant la nouvelle de cette récompense a été pour moi une révélation. Tu ne t’en es jamais prévalu durant nos longues heures de conversation, pendant le voyage vers Mennoufer.
— Je ne t’ai pas non plus parlé de la seconde mouche d’or que m’a valu un voyage au pays de Keftiou. Je ne suis pas un vantard, mon ami, répondit Inyotef d’un ton soudain froid et coupant.
Sentant le feu lui monter aux joues, Bak s’employa à choisir une épaisse tranche de viande et à l’envelopper de pain.
— As-tu affronté le père d’Amon-Psaro sur le champ de bataille ?
— Non. J’ai toujours servi la maison royale depuis le pont d’un navire.
Le pilote perdit son ton glacial et un sourire amer effleura ses lèvres.
— Tu n’as pas enquêté sur mon passé aussi minutieusement que je l’aurais cru, sinon tu me connaîtrais aussi bien que moi-même. Mes succès et mes échecs. Mon degré de richesse, mes habitudes, la fréquence et le lieu de mes défécations.
Déjà par le passé, Bak avait remarqué l’habileté du pilote à remettre un homme à sa place, la rapidité avec laquelle il prenait l’offensive et le contrôle de la conversation. Il crispa les mâchoires, résolu à ne pas se laisser troubler.
— Je dois gagner mon pain, Inyotef, tout comme toi. Quand je rendrai mon rapport à Bouhen, le commandant Thouti écoutera avidement chacune de mes paroles et me demandera des comptes si je n’apprends pas la vérité.
La menace flotta entre eux, implicite mais puissante. Le rire dur et sec d’Inyotef brisa le silence.
— Ton exil à Ouaouat t’a rendu opiniâtre, Bak, à l’instar de cette terre aride et désolée. Mais je suppose qu’il t’a aussi rendu meilleur, en tant qu’homme et en tant qu’officier.
Bak sourit du compliment.
— Il y a vingt-sept ans, tu servais donc sur un vaisseau de guerre stationné au-dessus de Semneh ?
— Non, sur un navire de transport. J’étais simple matelot, à l’époque. Nous convoyions une lourde cargaison d’armes et de vivres pour notre armée au pays de Kouch.
Inyotef se tut et suça son os avec nonchalance, forçant Bak à le sonder quand cela n’aurait pas dû être nécessaire. Le policier ne prit pas la peine de dissimuler son agacement.
— Comment as-tu mérité l’or de la vaillance ?
L’expression d’Inyotef était invisible dans la pénombre, mais le ton de sa voix ressemblait étrangement à celui d’un homme qui savoure une petite victoire.
— Notre navire s’échoua sur un banc de sable. Des soldats kouchites nous virent ainsi immobilisés et furent alléchés par notre cargaison. Ils accoururent du désert en décochant sur nous des flèches enflammées. Notre voile s’embrasa comme une torche et nous perdîmes notre mât. Nous avions peu d’hommes pour maîtriser les multiples foyers qui se déclaraient de la poupe à la proue, car il fallait contenir l’ennemi. Avec trois autres de mes compagnons qui savaient nager, je plongeai dans le fleuve pour déblayer le sable, et je travaillai sous l’eau jusqu’à ce que notre navire soit dégagé.
— Admirable ! approuva Bak, imaginant la scène et le désespoir des malheureux pris au piège sur un navire en feu. Tu as largement mérité la mouche d’or !
— La voie s’ouvrit alors toute grande devant moi et je devins bien vite officier. Mais tu ne m’as pas attiré ici pour évoquer mes aventures de jeunesse, dit Inyotef, retrouvant son ton sarcastique. Que souhaites-tu savoir, en réalité ?
— Dans cette situation, je discerne une ironie qui m’intéresse grandement.
Bak mastiqua tranquillement une bouchée de pain et de viande, puis l’aida à descendre avec de la bière, rendant au pilote la monnaie de sa pièce.
— Non seulement toi, mais Houy, Senou et Ouaser, vous avez combattu avec bravoure l’armée kouchite. Maintenant, vous voici tous quatre cantonnés à Iken. Or Amon-Psaro, éminent souverain de la Kouch actuelle, arrivera bientôt avec l’héritier du trône – le fils et petit-fils de celui que vous avez affronté au combat.
— De l’ironie ? Non, Bak, simplement les enjeux politiques, où des intérêts commerciaux communs effacent des années de méfiance et d’hostilité mutuelles.
Bak n’avait pas l’intention d’entrer dans un débat sur ce sujet rebattu.
— Houy faisait partie de l’escorte qui a ramené l’enfant en otage à Kemet, après notre victoire sur le pays de Kouch.
— Oui, et moi aussi d’ailleurs.
— Tu as descendu le fleuve avec eux ? interrogea Bak, stupéfait.
Inyotef rit tout bas.
— C’est drôle, j’avais oublié ce voyage. Mais je ne suis pas surpris que Houy s’en souvienne, en revanche ; l’expérience fut pour lui loin d’être heureuse.
— Vraiment ? Il paraît l’avoir appréciée. Il avait lié amitié avec Amon-Psaro, et ensemble ils jouaient, péchaient et chassaient.
— Comme la plupart des mortels, il préfère se rappeler les bons côtés.
Inyotef examina son os, cherchant un fragment de viande qui lui aurait échappé.
— C’est un piètre marin, terrifié par les rapides et les turbulences.
— C’est ce qu’il m’a confié.
— Imagine donc sa réaction quand nous avons traversé le Ventre de Pierres sur les eaux en crue ! Jamais je n’ai vu un homme en proie à une telle terreur.
— Moi aussi, j’aurais peur, répondit Bak. On a peine à croire que le fleuve puisse recouvrir ces flancs escarpés au point que la coque d’un grand vaisseau de guerre parvienne à passer à l’aise.
— Il reste impraticable en bien des points, toutefois des routes de très grande profondeur existent le long des rapides. Quand la crue est au plus haut et que des hommes munis de cordes contrôlent le navire depuis des points émergés, c’est un voyage qui, bien que raisonnablement sûr, procure des sensations fortes, dit Inyotef en riant. Amon-Psaro goûtait cet aspect aventureux, mais Houy !… L’an dernier, je l’ai vu tenir tête, seul, à quatre contrebandiers armés. Des tueurs sanguinaires, dont la violence était exacerbée par le désespoir. Eh bien, pas un instant son courage n’a vacillé. Mais ses pieds étaient solidement plantés sur la terre ferme. Mets-le sur un bateau et, à la moindre houle, tu le verras blêmir.
Bak termina son repas, épousseta ses cuisses pour chasser les miettes de pain et demanda :
— Quel genre d’enfant était Amon-Psaro ?
— À bien des égards, pas différent de n’importe quel gamin de dix ans. Curieux de tout, impressionnable, innocent, heureux de s’amuser. Pourtant, c’était un prince jusqu’au plus profond de son être. Il savait qu’il se tenait au-dessus des simples mortels.
Bak, qui l’écoutait en savourant sa bière, se rappela les paroles de Houy. « C’était mon frère », avait dit le capitaine. Un simple soldat, un garde pouvait-il être tel le frère d’un enfant royal, qui marchait aux côtés des dieux ?
— Senou et Ouaser sont-ils retournés à Kemet à la même époque ?
— D’autres navires regagnaient le nord avec le nôtre, formant un convoi. Je ne les connaissais pas encore, aussi, j’ignore s’ils se trouvaient à bord.
Bak scrutait le pilote, contrarié de ne pas mieux voir son visage.
— Il me reste encore une question à te poser, Inyotef, sans doute la plus importante. Je te supplie de me répondre avec franchise, toi qui es un vieil ami.
Inyotef déposa l’os sur les feuilles tapissant le fond du panier avec le soin et la précision d’un homme durement atteint dans son amour-propre.
— T’ai-je menti, jusqu’à présent ?
— Loin de moi cette idée, dit Bak, levant les mains en un geste d’apaisement. Mon manque de tact a de quoi te froisser, je le sais. Mais les autres officiers ne brillent pas vraiment par leur franchise envers moi.
— Tu es un policier ! répliqua Inyotef avec un petit rire railleur assez blessant, surtout de la part d’un homme que Bak considérait comme un ami.
— Il est clair depuis le début que le commandant Ouaser et les autres officiers, nommément Houy, Senou et Nebseni, ne veulent pas que j’identifie le meurtrier de Pouemrê. En fait, ils se sont donné le plus grand mal pour multiplier les obstacles sur mon chemin. Pourquoi ?
Cette fois, le petit rire se transforma en une franche hilarité.
— Tu te laisses emporter par ton imagination, Bak. Ils sont aussi impatients que toi de satisfaire Maât.
« Quel ami ! pensa Bak, dégoûté. Et comme il s’indigne quand je suggère qu’il pourrait dissimuler la vérité ! »
Il se demanda combien de fois Inyotef lui avait déjà menti.
Bak contemplait les étoiles, allongé sur sa natte. Peu après le départ du pilote, il l’avait entièrement défaite à la recherche d’une créature venimeuse cachée entre les draps, puis il l’avait montée sur le toit. Il se demandait pourquoi Kasaya n’était pas encore rentré de la résidence. Il songeait à la somme de travail que Pachenouro et ses hommes avaient abattue dans l’île et à tout ce qu’il leur restait à faire. Et il s’inquiétait que l’assassin de Pouemrê soit encore en liberté, et que son enquête ne semble mener nulle part.
Bien qu’au bord du sommeil, il était pourtant suffisamment lucide pour distinguer les sons et les senteurs nocturnes. L’écho léger de sandales de joncs, dans la rue, accompagné d’une odeur d’huile brûlée, signalait l’approche du lancier patrouillant dans ce secteur de la ville basse pendant les heures de la nuit. Les couinements terrifiés d’une souris et un ronronnement satisfait annonçaient qu’un chat avait capturé sa collation du soir. Des jappements entrecoupés de grondements parlaient de proie âprement disputée, qu’il s’agît d’un os, d’une chienne ou d’un petit animal capturé par l’un et désiré par tous. Des vagissements et une puanteur acide indiquaient un nourrisson souffrant de coliques. Un rire de femme, sur le toit voisin, et les tendres murmures d’une voix masculine précédant un froissement de draps, des halètements et des gémissements d’extase. Autant de bruits familiers et rassurants. Les paupières de Bak devinrent lourdes, et il s’assoupit.
— Lieutenant Bak ! Tu dors, chef ?
Bak ouvrit les yeux, secoua son engourdissement et se redressa.
— Kasaya ! Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?
— Rien d’ennuyeux, mais je préfère t’en aviser immédiatement.
Le Medjai s’accroupit près de lui et murmura, afin que sa voix ne porte pas jusqu’aux toits voisins :
— À la résidence, j’ai trouvé une femme qui accepte de te parler. C’est une servante du nom de Meret.
— Elle veut me parler tout de suite ?
— Non. Demain, au lever du soleil. En un lieu qui se trouve au bord du fleuve, où les femmes se rassemblent pour laver le linge.
— Ne craint-elle pas que son maître apprenne ce rendez-vous de la bouche de ses compagnes ?
— La plupart des autres servent à manger à leur famille avant de venir, mais elle a plus de draps et de vêtements que toutes réunies, si bien qu’elle doit commencer tôt. L’endroit qu’elle a indiqué est isolé par une rangée d’arbres. Il est facile de remarquer toute approche, et impossible d’être vu depuis la ville basse ou la forteresse.
— Pourquoi s’offre-t-elle à nous aider ? Cherche-t-elle à se venger d’un affront réel ou imaginaire de la part de ses maîtres ?
— Non, chef.
Kasaya fixa ses genoux non sans embarras.
— C’est une jeune veuve, chef, et elle se sent bien solitaire.
Bak réprima difficilement un sourire.
— Et, cette nuit, tu retournes partager sa couche.
— Voilà, chef.
Bak lui tapa sur l’épaule et lui conseilla de ne pas s’attarder. Tandis que l’écho léger de ses pas s’éloignait dans la rue, le lieutenant se recoucha. Il regrettait d’avoir à utiliser cette femme d’une manière aussi vile, mais il n’avait pas le choix. Il en était réduit à prier pour qu’elle lui fournisse l’indice dont il avait désespérément besoin.
Amon-Psaro franchirait les portes d’Iken avant la nuit, le lendemain, or l’identité de l’homme qui voulait l’assassiner restait aussi mystérieuse qu’au premier jour. De nombreux éléments permettaient de subodorer une conspiration parmi l’état-major, cependant l’idée que quatre officiers supérieurs, tous cantonnés dans la même garnison, haïssaient Amon-Psaro au point de désirer sa mort, ne paraissait guère plausible au policier. Qu’ils se trouvent réunis à Iken au moment où le roi décidait de s’y rendre était une plaisanterie des dieux malicieux, non l’une des étapes d’un complot ourdi avec soin. Bak refusait de croire qu’ils puissent risquer une guerre pour assouvir une rancune personnelle. S’il réussissait à arracher la vérité à Ouaser, alors peut-être parviendrait-il à tirer cette affaire au clair une fois pour toutes.